D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été persuadé d’être un « écrivain du réel », inspiré par les littératures aussi bien réalistes que naturalistes. Écrivain en devenir, certes, mais dans tous les cas, un auteur chargeant ses écrits d’un caractère social, voire d’une veine humaniste, porté sur les mécaniques de la psychologie humaine, le pouls d’une société dépeinte dans ses aspérités, et les thèmes qui n’auront jamais cessé de faire couler l’encre : la luttes des classes, l’émancipation des individus, les déterminismes sociaux, l’identité, l’immigration, la précarité et les privilèges etc. Pourquoi une telle conviction de longue date ? Sans doute pensais-je m’inscrire dans la lignée des Hugo, Zola ou Camus de ce monde ; sans prétention aucune, je ne fais que citer des influences de jeunesse. Mais jeunesse n’est plus, les temps changent, et même si des sujets universels, intemporels ou presque, perdurent au fil du temps, l’inspiration quant à elle se transforme avec les années.
Quand le réel vous quitte et que la fiction vous dévore
J’apprécie la fiction pour ce qu’elle est (une invention de l’esprit), les histoires que l’on tisse mot après mot, et que l’on raconte à d’autres, à l’oral comme à l’écrit. L’écriture de fiction est un artisanat dont il faut apprendre à maîtriser le geste, le détail, et la matière. Ces dernières années, j’ai démarré l’écriture de plusieurs romans, l’un après l’autre, sans jamais parvenir à les achever, car j’ai la fâcheuse tendance à me lasser en cours de route. Il y a d’abord eu des erreurs de débutant ; c’est justement en me formant aux techniques de l’écriture romanesque dans le but de développer des qualités narratives, ainsi que sur le monde de l’édition pour mieux comprendre les attentes du secteur, que j’ai pu éviter bien des écueils et des impasses. Pourtant, la volonté d’apprendre auprès des professionnels du métier et la persévérance face à mes propres faiblesses ne m’ont pas empêché de mettre un terme à plusieurs de mes travaux, quelques fois bien avancés. Je me suis donc longuement questionné pour aboutir au constat que je ne prenais pas suffisamment racine dans mes histoires, qu’elles ne m’obsédaient pas assez pour que je puisse m’y accrocher, même dans les passages à vide, et que je me servais de la fiction comme d’un prétexte pour m’éloigner du réel, probablement plus par crainte de l’exposition que par résolution. C’est alors que j’ai entrepris la rédaction d’un récit intimiste – peut-être trop – me concernant, autour de la paternité et des liens familiaux. Échec et mat : à mi-chemin, je n’avais déjà plus le goût d’écrire cette histoire, allant jusqu’à me demander si elle présentait un quelconque intérêt pour un potentiel lectorat. Le doute (quel mauvais bougre), quand il vous tient !
Rien de dramatique, mais j’ai toutefois dû remettre en cause mes motivations, défier le principe même de vocation : suis-je fait pour écrire ? en ai-je le talent ou a minima le potentiel ? d’ailleurs, ai-je réellement envie d’écrire ? Tant de questions qui m’ont affaibli et isolé. Car écrire un roman, c’est être seul, la plupart du temps. Je me souviens d’une conférence en ligne donnée par Bernard Werber, durant laquelle j’avais été surpris d’entendre un écrivain de renom tel que lui déprécier ce qu’il qualifiait d’écriture nombriliste pour reprendre ses termes, c’est-à-dire cette littérature de soi, autocentrée, qui trop souvent occulte la puissance de la pleine créativité. Sur le moment, je n’avais pas voulu comprendre (ou adhérer) ; au demeurant Werber avait pris soin de rappeler qu’il en faut pour tous les goûts. Cependant, je ne peux aujourd’hui nier l’écho que ses propos ont trouvé en moi, en dépit de ma divergence initiale.
Je lis des primo-romanciers, autant que des grands auteurs dont l’œuvre fait partie intégrante du patrimoine littéraire. En revanche, je ne suis pas de nature à être attiré, à l’inverse de mes goûts cinématographiques, par des romans policiers, de la fantaisie ou de la science-fiction. Quoique… la dystopie (comme sous-genre de la SF) – non pas celle que l’on retrouve dans la catégorie young adult, dont le marché regorge depuis plus d’une dizaine d’années, mais plutôt celle que l’on doit à l’héritage orwellien – ne me laisse pas insensible, bien au contraire. Par ailleurs, je dois bien admettre avoir un faible pour le réalisme magique qui interfère savamment avec le principe quasi incontournable de vraisemblance dans le roman. Impossible pour ma part de masquer mon intérêt pour les œuvres du célèbre japonais Haruki Murakami qui intègrent fréquemment des éléments fantastiques, et décloisonnent ainsi le récit de son genre par défaut. Réflexion faite, devrais-je plutôt m’aventurer sur les voies de la créativité et de l’imaginaire pour espérer libérer ma plume ? Car jusqu’ici, je prenais rarement du plaisir dans l’exercice de l’écriture. Ne serait-ce pas là une problématique majeure ? Ce doit être dans l’absence d’une dynamique positive que se trouve l’obstacle auquel je suis sans arrêt confronté : le manque de plaisir.
Changer de cap dans l’écriture pour s’affirmer en tant qu’auteur
Après avoir hésité à suivre de nouvelles orientations, j’ai fini par écouter mon intuition, et par accepter de ne pas tout à fait savoir où celle-ci me guiderait. Je parle d’orientations au pluriel puisqu’il se pourrait bien qu’il y en ait plusieurs. À ce stade, je n’exclue pas la possibilité d’explorer la non-fiction avec l’objectif de relater certaines de mes expériences de vie méritant d’être racontées, en ayant recours à toutes les techniques narratives apprises pour structurer un récit, développer une intrigue, créer du suspens, et faire évoluer des personnages emblématiques dans une histoire qui tient debout. Dans ce cadre, la non-fiction constituerait un parfait espace pour satisfaire certaines de mes aspirations relevant d’un journalisme narratif (ou fiction du réel) – mais cela est une tout autre démarche que j’aurai un jour l’occasion de commenter. Pour en revenir à l’écriture dite de fiction, celle qui me fascine autant qu’elle me donne du fil à retordre, il me semble avoir grandi avec elle, au sens propre comme au sens figuré. Néanmoins la question suivante me taraude : tout n’a-t-il pas déjà été écrit ? En lisant du Balzac, du Tolstoï, du Flaubert ou d’autres écrivains de leur calibre, est-on en droit de se demander ce qu’il reste encore à raconter ? Évidemment, les romans de notre époque peuvent très bien contextualiser une histoire avec un lieu, une temporalité et des configurations mentales qui nous sont familiers et contemporains. Toute histoire mérite d’être écrite, je n’en doute pas. Mais en quoi pourrait-elle être novatrice ? Que l’on soit d’accord ou pas avec la légitimité d’une telle cogitation, avouons qu’il n’est pas si évident pour un auteur de prétendre à la (ré)invention.
Je me suis mis au défi de persister dans l’écriture, et pour ce faire, d’assumer une dimension imaginaire dont je ne m’étais jusque-là jamais réclamé à travers mes prétentions littéraires. Le réalisme magique qui depuis longtemps a dépassé les frontières de l’Amérique latine pour trouver une expression dans d’autres cultures, chez d’autres peuples, ce procédé qui consiste à brouiller la frontière entre le réel et l’imaginaire, et à transgresser les règles de la rationalité, accentue mon envie d’écrire des histoires. J’irais même jusqu’à dire qu’il m’ouvre des portes narratives inattendues et prometteuses. C’est inventif, audacieux, mais aussi très excitant.
D’autre part, j’ai bien envie de m’essayer à la dystopie. Sa portée politique, sa substance prédictive et son terreau fertile au suspens suggèrent une forte approche créative. Je suis un Européen ancré en Amérique du Nord, tiraillé entre deux continents et forgé par leurs différences ; notre époque est pleine de drames, d’espoirs et de combats pour les années, si ce n’est les décennies, à venir ; la voie m’est donc ouverte s’il me venait l’idée de décrire ma vision d’un monde émergent… mais lequel ? Car si jamais j’empruntais cette allée, je ne saurais en formuler une destination précise. C’est en cela que réside la beauté de l’écriture : révéler à l’écrivain ce qui lui est encore inconnu. Pour la première fois, je dois le dire car ceci est loin d’être anodin, je découvre enfin le plaisir d’écrire.
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